Cicéron écrit, au premier siècle avant notre ère : « Les temps sont mauvais. Les enfants n’obéissent plus à leurs parents et tout le monde écrit un livre. »
Je finis par me demander si, dans toutes les sociétés parvenues à un haut degré de développement, comme l’était la République de Rome au 1er siècle avant notre ère, les mêmes constats de délitement du tissu social et des valeurs culturelles, la perte de vue des objectifs et d’un futur limpide, ne sont pas toujours identiques, indépendamment, pour les générations récentes, du développement technologique fulgurant dont elles ont profité depuis deux siècles. Il n’est pas même certain que la démultiplication des media en ait favorisé l’émergence, sinon peut-être l’accélération. Les sociétés s’usent comme les corps, et les débats finissent toujours par tourner autour de l’invention de nouvelles formes de gouvernement.
Mais dans l’Histoire, il n’y a guère, hélas, que les révolutions ou les guerres qui ont, pour un temps, redonné la force d’une reconstruction tant matérielle que politique, dans le meilleur des cas pour des sociétés plus justes et plus équilibrées, ou à l’inverse, pour des pouvoirs réellement obscurantistes, comme l’a illustré la longue chute de l’Empire romain dans les premiers siècles de notre ère, ou plus récemment l’émergence d’épouvantables dictatures fascistes et communistes. On ne connaît jamais l’issue de cette usure ni le moment de la rupture, qui provient en général des couches moyennes ou pauvres (mais une rupture dont la gestion n’est que rarement dans leurs mains), qui n’ont d’autre perspective que de travailler durement pour faire tourner les sociétés dont ils profitent peu ou pas du tout des avantages qu’elles peuvent offrir.
En 1936, le Front populaire votait les congés payés et d’autres avantages sociaux, en 1945 naissait la Sécurité sociale, les femmes accédaient au droit de vote, et ainsi la société se maintenait tant bien que mal par l’attribution aux plus défavorisés aussi, de menus avantages, notamment ceux d’une société qui se mécanisait. Mais rien n’a changé fondamentalement. Et pour cause : jamais aucune activité, lorsqu’elle est imposée, qu’il s’agisse de survivre ou, au mieux, de vivre chichement, n’a pu réellement permettre l’épanouissement et l’acquisition d’un bien-être, même si cela peut advenir dans le meilleur des cas. Quel dirigeant politique pourra-t-il jamais avouer publiquement que, pour fonctionner, toute société, de tout temps, a besoin d’une très large majorité d’individus mis au labeur presque forcé pour que la vie solidaire et interdépendante soit possible au-delà du modèle tribal originel? Aujourd’hui, ce ne sont plus des esclaves, mais des travailleurs mal payés, et qu’on ne pourra jamais rémunérer à leur juste valeur, même en captant les grands profits, qui n’y suffiront jamais.
Aucun état-providence n’a pu persister, sinon en se transformant en dictature. Même les Kibboutzim, implantés au XXe siècle en Palestine puis en Israël, représentant le seul modèle occidental communautaire pourtant parfaitement égalitaire, ont fini, en raison de l’austérité excessive et des faibles perspectives de développement et d’ouverture au monde, par décourager la jeunesse qui les ont désertés. La liberté individuelle, contrairement aux promesses renouvelées de nombreux politiques passés et actuels, n’est pas transférable à l’État ou à toute autre forme imaginable de communauté organisée. Quand l’ascenseur social, faible espoir, volontairement entretenu par les élites, de la promesse de parvenir au niveau social de ceux que l’on critique (même si certains y parviennent par la force de leur volonté), ne fonctionne plus, les sociétés sont au bord de l’implosion, et l’Histoire a montré que couper les têtes n’a jamais rendu les hommes meilleurs, ni permis d’inventer des sociétés plus justes et plus efficaces. Bien davantage, il faut s’attacher à développer et à renforcer l’égalité des chances, qui est la seule, vraie et absolue nécessité de justice sociale ; quant à l’égalité réelle entre tous les individus, en revanche, elle est une utopie destructrice de toute vie en commun, et qui, poussée à l’extrême, ne peut aboutir qu’à une dystopie.
Cicéron, en quelque sorte, prédisait déjà de tels naufrages il y a plus de deux mille ans. Nombreux sont ceux par la suite qui ont répété cette antienne. Et, à nouveau, nous voici rendus au risque d’une telle catastrophe, après l’élection présidentielle française de l’an 2022. Les perdants prétendent avoir gagné, les frustrés contestent les choix démocratiques, la société se radicalise, devient égoïste, l’arrogance domine partout, et tous, ou presque, annoncent, au travers d’une littérature de qualité majoritairement médiocre, l’usure, voire la rupture de nos vieilles institutions, qui n’ont pourtant que soixante quatre ans ! L’Histoire, nous le savons cependant, est cyclique, et aucune anticipation, aucun archétype, n’a jamais empêché de produire les mêmes résultats. La Mémoire est friable et l’Histoire impuissante.