Je ne peux plus revenir en arrière. Les regrets, s’il devait y en avoir, sont inutiles. La mémoire des jours heureux est un ouvrage bien fragile. Celle des jours sombres, en revanche, ouvre des plaies béantes dans les cœurs – des instants figés, des reflux incessants, des brûlures inextinguibles. Demain sera une souffrance ou demain sera une libération.
Je me rappelle ces bruits en moi, comme si l’on sciait un arbre en moi. Peut-être seulement une branche, où la sève ne coulerait plus, ou trop fort, j’ai oublié comment c’était, avant. Je n’ai pas mal. J’aurai mal. On m’a poussé sur la croix, relié à tous les canaux du monde, et je suis parti visiter la phase des ondes. Le monde, soudain, se dispute en chambre close, des bruits courent et une vague rumeur remonte jusqu’à l’écho de mon antre. Le temps s’est dissout, quelque chose se meut dans l’ouate de mes sens disparus.
Bientôt, je saurai.
Et puis, je penserai, parce que penser nous sauve de notre vraie nature.
« Je » (mais oui, enfin !), est un autre. On croit comprendre, on croit savoir, mais c’est juste un réflexe intellectuel, car il faut meurtrir les chairs pour que l’abstraction, collée à la blessure, se forme dans le cerveau. Toute autre construction élaborée hors de notre corps profond, qui ne serait pas durement éprouvée, n’est pas réelle, ne nous est pas commune, et ne peut nourrir les contours renouvelés de nos empreintes physiques.
Peut-être que la connaissance est liée à des souffrances extrêmes. Peut-être que la conscience extrême de ce que nous sommes dépend d’une infinie souffrance. Le corps pense et se frotte aux arrêtes accidentées des roches qui nous ont vu naître. Et nous sommes seuls, chacun, là ou nous ne pouvons emmener personne ! Le rêve, ou le cauchemar, s’invite à nos portes.
C’est alors l’heure des choix, dans la pratique impossibles. Nous pouvons sortir d’un cauchemar, mais que peut-il se passer à l’issue d’un rêve heureux ? La somme des mondes est insaisissable, le risque vital est immense, et nous n’avons d’autres choix que de l’encourir ou de l’affronter. Dans un cas comme dans l’autre, comme seule réaction au geste qui sauve et qui torture, alors que le compteur des chairs forcées s’affole, nous ne pouvons que hurler, hurler jusqu’à la nausée, pour dire au monde à quel point, et à quel prix, on est encore en vie. Une agonie, dans le sens d’une lutte supérieure pour la préservation de la vie.